mardi 28 septembre 2010

Le mystère du couteau qui tombe

Déjà paru sur Slate.fr

Le Louvre abrite un mystère méconnu, celui du couteau au bord de la table. La plupart du temps, il s'agit d'un couteau, mais ce peut être un poireau, une autre fois il y aura un citron, une assiette, un poisson sorti de l'eau depuis un bon moment, ou un gibier pas toujours ragoûtant. Dans tous les cas, objet, fruit ou légume, animal à plume, à poil ou à écaille, il est inanimé. Nous sommes dans une nature morte, et les vivants n'y tiennent qu'une place très secondaire.

On peut aller au Louvre quand il fait trop chaud, les murs garantissent la fraîcheur, ou quand il pleut, la toiture se trouve en bon état. Il faut aller dans les salles consacrées à la peinture française pour y trouver l'une des plus belles collections de natures mortes signées de Jean-Siméon Chardin, dit Chardin. À force de mettre les objets au bord des tables, le peintre a peut-être fait tomber son prénom que l'on n’utilise jamais.

Mais pourquoi dans un tableau mettre un objet prêt à tomber ? C'est une manie. Prenez Google, ou tout autre moteur de recherche, recherchez les images en tapant : nature morte et Chardin. Le résultat est étonnant. Élargissez la recherche en éliminant Chardin. Tapez : nature morte. Des torchons, une miche de pain, des boîtes, des fruits et des couteaux, beaucoup de couteaux toujours au bord de l'abîme.

Et tous les peintres se sont passé le mot. Mettez un couteau au bord de la table. Dans le désordre le plus absolu : Meléndez, Goya, Manet, Cézanne, Gauguin, Braque ou Picasso ont tous laissé un désordre dans leurs natures mortes. Van Gogh a cassé les Iris de son bouquet du Rijkmuseum d'Amsterdam. Dali a tant ramolli ses montres qu'elles ont pris la place des raies de Chardin. Elles tombent.

Car, le mystère est là, dans la chute qui va venir. Quels que soient les progrès réalisés au cours des siècles par les peintres dans la maîtrise de la perspective, un tableau reste une représentation du monde en deux dimensions. La nature morte serait donc inerte s'il n'y avait ce mouvement supposé ou imminent. Voilà, la vie se trouve à l'intérieur du rectangle formé par le cadre. Mieux, le procédé produit bien plus qu'un mouvement, il fait littéralement entrer le spectateur à l'intérieur du tableau.

Ce couteau, ce truc a-t-on envie de dire, il faut le rattraper pour le remettre en place, éviter qu'il ne tombe. Observez que le manche est toujours du bon côté, tourné vers celui que regarde. Le peintre vient de faire un clin d'œil celui qui regarde, il vient de l'inviter à entrer dans son œuvre. Entrer dans une nature morte est d'autant plus facile que l'on ne dérange personne. Il n'y a de vivant que des chiens ou des chats. Parfois un insecte traîne. Qui pourrait déranger une bataille, une scène familiale, un portrait du Roi et de la Reine d'Espagne en train de se faire ou le Christ prenant son dernier repas ? Impossible de trouver sa place non plus dans un paysage quel qu'il soit ou dans une marine. On reste à distance du sacre de Napoléon par David et l'on ne s'aventure pas sur le Radeau de la Méduse. On reste à se place. Dehors.

En revanche, la porte est ouverte avec la nature morte. C'est peut-être cela le mystère du couteau. C'est en tout cas comme ça que nous entrons par effraction dans un tableau de Chardin, même si c'est parfois avec un certain dégoût. La Raie tout de même, elle ne vous fait pas peur à vous ?

Le chat effarouché fait tout tomber, les huîtres, le couteau, correctement positionné, le torchon, le pichet. Un festival de choses au bord du précipice qui explique peut-être la renommée du tableau.

Philippe Douroux

Bibliographie :

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